jrnl du retour|de marbre vêtue

regard du dedans, vie au dehors | le temps enroulé à l’infini et le jour ressemble à la nuit c’est ici que tout commence ou recommence là où l’histoire se dit

[jrnl|temps passé]

Il y a quinze jours on rentrait en France et aujourd’hui je me demande combien de temps va durer cet état mental flottant qui consiste à évoluer dans un espace d’entre-deux, ici, pas ici, encore là-bas, mais physiquement de ce côté-ci de l’océan Atlantique. J’ai encore laissé en retrait des morceaux de moi-même sur cette terre impitoyable. Et cette sensation que l’histoire n’est toujours pas terminée, que le chapitre est loin de l’être. Au fond de moi, la certitude d’y retourner, l’espoir de poursuivre l’aventure. Les souvenirs proches, ceux d’hier, se mêlent au présent, brouillent les pistes, ralentissent le temps. Je me demande comment encore exister dans cette dimension sans perdre espoir.

Il fait encore nuit lorsque je ferme la porte de la maison, et sur le trajet en allant vers le tram D le ciel s’éclaircit peu à peu. Les trottoirs sont toujours aussi défoncés. Je croise une personne, avenue du 8 mai 1945, ce n’est pas le petit homme à la casquette blanche, il ne dit pas bonjour. Ici, on ne dit pas bonjour quand on se croise dans la rue, chacun garde ses distances. L’indifférence dérange, développe la gêne. La chaussée est mouillée, le ciel bas et couvert. Je prends le tram de 7:02, j’arriverai un peu tôt pour prendre le bateau, tant pis, je profiterai de la ville au lever de soleil. Dans la dernière rame du tram, des femmes discutent entre elles, des mots s’échappent de partout dans ce petit volume, impudiques, des bribes de vie – il fera ce qu’il veut.. mais il est tout petit le magasin… c’est Julie… la question ne se pose pas, il n’ira pas… elle n’acceptera pas… elle a envie d’avoir un enfant, ça tombe bien. Aux Quinconces, je décide de descendre malgré quelques gouttes de pluie, petites perles transparentes sur les vitres du tram. Je fais un détour par la place de la Comédie, j’ai du temps. Et puis, revoir Sanna, lui dire à demi-mot que j’ai croisé une de ses versions en Californie, qu’elle était belle aussi, plus petite et de marbre vêtue. C’était émouvant. Faire cette connexion, ce rapprochement, transmettre un message improbable. A l’entrée du parking Jean Jaurès, toujours le même SDF qui dort enroulé dans une couverture. Le jour s’est maintenant levé. Il n’y a personne sur les quais, seuls des agents de nettoyage, quelques vélos. Le BatCub arrive. Revoir le fleuve, l’approcher, naviguer 4 minutes sur ses eaux boueuses, me réconcilier peu à peu avec la vie qui reprend ici.

Sanna

Sortir à l’heure ou presque. Se dire d’être plus rigoureuse cette année sur le temps de travail. Éviter l’affluence dans les transports en commun. Place de la Bourse, des groupes flânent, des passants traversent dans tous les sens. Un rayon de soleil se glisse entre deux nuages et la chaleur monte dans le tram D. A côté de moi, un homme ne cesse de bâiller, un autre se cure le nez. Un SDF est monté à l’arrêt précédent, une odeur forte se diffuse dans la rame, insupportable, personne ne bouge. La jeune femme au JOT framboise entre dans le tram à l’arrêt Quinconces. Je ne l’avais jamais vu sur un trajet retour. Pas de sac déjeuner. Peut-être est-elle en congé.

7:05, les lampadaires s’éteignent. En passant dans la rue de la République, la porte d’entrée de la petite dame âgée était ouverte et, à travers la vitre, j’ai entraperçu l’aide-soignante qui vient tous les jours aux environs de 7:00, elle lui parlait d’une voix douce, rassurante. De loin, j’ai vu le tram D de 7:02 imprimer son image au bout de l’avenue du 8 mai 1945. A l’arrêt du tram, le quai se remplit peu à peu. Je reconnais quelques habitués, notamment une femme qui vient en trottinette. Je m’assois en face de la fille au JOT framboise. Pas très bavarde, mutique même. Apparemment, je semble la déranger, elle replie ses jambes qu’elle avait étalées vers son siège. A son annulaire gauche, je remarque une chevalière en argent. Entre-temps, le jour s’est levé. L’ambiance est calme, les collégiens et lycéens n’ont pas encore repris dans les établissements scolaires. Le fleuve est haut, les grandes marées arrivent. Le BatCub pour Lormont vient de quitter le quai. Celui que j’attends traverse la Garonne. Le banquier est arrivé avant moi. Du tram, j’avais aperçu sa silhouette, son attaché-case au bout des doigts. Comme à son habitude depuis 2 ans que je fais ce trajet, il desserre à peine la bouche pour laisser s’échapper un imperceptible bonjour. Son visage est constamment fermé, un pli marque la peau au-dessus de l’arête du nez, l’inquiétude. En descendant, il se dirigera droit vers l’entrée de la Banque Populaire, sans se retourner, d’une allure robotique.

Le sol est mouillé, il a dû pleuvoir cette nuit. Rien entendu. Je pars tard ce matin, ne sais pas si j’aurai le tram habituel. Sur le chemin, les lampadaires s’éteignent comme par magie. Dans le tram, que j’ai pu avoir à temps, la fille au JOT framboise fait toujours la tête. Je m’assois en face d’elle. Ça semble la déranger. Pas un regard, pas un sourire. Le visage fermé, le regard dans le vide. Je sais qu’elle descendra à Porte de Bourgogne et qu’elle prendra le tram C , mais je ne sais pas jusqu’où. Je me dirige vers l’arrêt du BatCub par les allées des jardins. Mon pied bute contre un morceau de verre et l’envoie valdinguer plus loin. Pratiquement que des joggers en front de fleuve. Les eaux sont hautes, les grandes marées sont annoncées pour ce week-end. La marée poursuit sa montée, beaucoup de courant, le BatCub est presque au niveau du quai. J’échange quelques mots avec la conductrice. Elle me confirme que les grandes marées arrivent et que, fait rare, il y a deux pleines lunes dans le mois. Le bateau tangue légèrement. A l’Est, les nuages rosissent. Avant d’arriver à l’entrée du Jardin botanique, je longe un mur, toujours cette double porte au bois peint en bleu, d’un bleu passé qui contraste avec le vert de la vigne vierge. Toujours ce désir de la prendre en photo. Depuis le retour, sensation que les gens sont tristes, regard fuyant, ambiance pesante.

6 commentaires sur « jrnl du retour|de marbre vêtue »

  1. La sensation de l »entre deux » …est toujours surprenante….étrange aussi….cette sensation de n’être nulle part où plutôt quelque part mais dans un parallèle inconnu du monde des vivants…

    1. même si le temps présent nous rappelle à la vie, il y a quelque part cet entre deux dans l’ombre qui nous habite. merci pour ta lecture

  2. on te suit dans ton parcours quotidien
    chouettes ces bribes de conversation volées, et puis les places avec des noms (il y a les mêmes dans d’autres villes, et même certaines qui portent le même nom comme pour les rues)
    on attend le bateau avec toi et on déchiffre les visages, il a beaucoup de silences, peu de connivences, quotidien de la ville où personne ne voudrait avoir à se côtoyer
    et je sais qu’il y avait des marées de 112 en ce début septembre, de même dans mon pays de naissance où mon père pratiquait la pêche à pied, et j’aimais beaucoup l’accompagner…
    merci pour ta belle narration en images
    et on est prêt à repartir pour le même parcours, demain, un autre jour….

    1. toujours tenter de renouveler ce quotidien, ne pas lasser, sans cesse intriguer…
      impressionnante la marée avec ces forts coefficients perceptibles à plus de 100 km de la côte Atlantique au coeur de la ville.
      merci pour ta lecture et ton généreux retour

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