jrnl|répétitions

regard du dedans, vie au dehors | le temps enroulé à l’infini et le jour ressemble à la nuit c’est ici que tout commence ou recommence là où l’histoire se dit

[jrnl|temps passé]

Traverser la ville et se glisser dans les mêmes rues, les mêmes rames de tram. Garder le rythme de l’horaire matinal prédéfini. S’attacher à certaines variantes sur la dernière partie du trajet. La ville est là, présente, à la fois pareille et différente selon l’humeur du jour, mais comment la réinventer au quotidien, rafraichir le regard que l’on porte sur elle, s’étonner de la redécouvrir dans les yeux d’un passant, la parole d’un visiteur, la personnalité d’un commerçant ? 

Un garage ouvert sur l’inconnu, des objets familiers, la courbe arrondie de la porte d’une machine à laver, des produits ménagers, l’ombre d’un évier, un vélo de ville, comme un début d’intimité d’un espace deviné, capté à la dérobée. Là où l’on rentre par un lieu détourné, une antichambre, un entre-deux qui projette ce que l’intérieur pourrait être, c’est-à-dire pas grand-chose, car peu d’éléments en indice si ce n’est la présence de cet évier. Le fait que certaines choses ne rentrent pas dans l’habitation, la propreté s’envisage en partie en dehors. Le linge et cette possibilité qu’on se donne de choisir quoi nettoyer dans l’évier du garage. Et puis, cet espace vide au milieu, sans doute pour abriter une petite voiture.

Au coin de la rue, le sol maculé de multiples taches blanches. Si ce n’étaient des déjections d’oiseau, on aurait pu croire à un tableau artistique sur fond noir. Quelques mètres en amont, j’avais croisé le petit homme à casquette blanche vêtu d’un bermuda ample de couleur beige, sourire timide, édenté. L’atmosphère chargée en humidité colle à la peau. Sensation désagréable. 

Les lauriers en fleur débordent des jardins, empiètent sur l’espace public, côtoient les jasmins toujours aussi odorants.

Peu de voyageurs dans le tram, des habitués. La jeune femme au JOT framboise porte la même tenue qu’avant-hier, un dégradé de gris, jeans et baskets, tee-shirt et sac à main en bandoulière sur une veste en jeans. Dans ses cheveux encore humides, la trace du peigne.

jrnl|les saisons défilent

regard du dedans, vie au dehors | le temps enroulé à l’infini et le jour ressemble à la nuit c’est ici que tout commence ou recommence là où l’histoire se dit

[jrnl|temps passé]

Au moment de faire un point sur la semaine passée, je réalise que j’ai peu de notes et de photos et qu’avec le lundi de Pentecôte, je n’ai traversé que deux fois Bordeaux. Néanmoins, trois fois par semaine je réalise le même trajet avec parfois des variantes en arrivant en centre-ville. Une descente du tram aux Quinconces, Place de la Bourse ou Porte de bourgogne avec un passage sur la rive droite à pied, en tram ou en BatCub. J’aime marcher surtout quand les beaux jours reviennent et qu’il fait jour et doux tôt le matin. Depuis bientôt deux ans, je parcours un chemin identique entre le Bouscat et le quartier Bastide. Les saisons défilent, apportent du changement dans le paysage urbain, mais je me demande encore comment traverser jour après jour ces couches répétitives du temps qui s’accumulent dans le même espace, comment les réinventer à chaque fois pour susciter l’attention en repérant un geste, une lumière, un son, une couleur. La ville peut se révéler secrète, hermétique, mais elle sait aussi se dévoile aux regards curieux. Les moments écoulés dans ce laps de temps consenti au trajet quotidien m’offrent plusieurs options de celles qui consistent à observer autour de moi, à écrire, à prendre des photos, à faire du tri sur mon portable, à visionner une vidéo, mais rarement à échanger avec un autre voyageur. Chaque matin, c’est comme un choix cornélien. 

Pas de JOT aujourd’hui pour la passagère habituée du 7h09, mais un sweat lilas. Pas de sac à dos, mais un sac en bandoulière gris et toujours le même sac à déjeuner bleu clair. Je remarque des mèches plus lumineuses parsemées dans ses cheveux. Sous le tram, un bruit répétitif claque. Une musique non identifiable s’échappe d’un casque. Devant moi, une jeune femme habillée de blanc, cheveux noirs très longs et à son cou un pendentif rond avec gravé en son centre la lettre B. Elle se prépare à débarquer à l’arrêt Fondaudège-Museum, son portable à coque jaune dans l’une de ses mains. Le conducteur annonce le terminus inhabituel aux Quinconces, je descends et rejoins les quais en optant pour un détour par la rue Saint-Rémi. Il fait 18°C et la météo prévoit des températures élevées pour la journée.

Ce matin, 19°C et des entrées maritimes, mon esprit s’échappe. Repenser à Auguste et à ce projet d’écriture qui stagne depuis la reprise d’un travail en septembre 21. Ne rien lâcher. Le temps viendra de laisser partir Auguste dans la plénitude d’un silence apaisant. Le passage au cimetière de Moissac dimanche dernier a ravivé la flamme des énigmes à résoudre. Retrouver la trace de ses parents et de son frère. Sur le tableau d’affichage du cimetière La Dérocade, un extrait de procès-verbal et des arrêtés concernant des reprises de concessions, un numéro de téléphone.

jrnl|novembre en mai

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[jrnl|temps passé]

Ce matin, le sol reluit, scintille à la surface des flaques d’eau, le béton suinte. L’espace de quelques secondes, je réalise qu’on est le 22 et je ne peux m’empêcher de te souhaiter ton anniversaire, le 19ème depuis que tu es parti. Tu aurais eu 88 ans et mon cœur se resserre, chérit ton souvenir. Il fait 16°C, humide et une épaisse couche de brouillard enrobe la ville. Une impression de vivre novembre en mai, comme ce jour de juillet devant ta tombe au cimetière du fin. La brume persiste et mon esprit s’évade vers San Francisco, Londres, ces villes imprévisibles étroitement liées à l’humeur des gouttelettes en suspension dans les courants d’air inconstants. Confusion dans les horaires de tram. Au bout de la rue, le 7h02. Puis, passé le coin du carrefour, regarder le tram « direction Cantinolle » repartir de la station et croiser un autre tram pas prévu celui-ci à cette heure. Comment savoir s’il est en avance ou en retard sur son horaire ? En accélérant le pas, l’idée de pouvoir monter à bord se précise. Dans le tram, la jeune femme au JOT framboise regarde défiler la rue à travers une vitre sur laquelle s’accrochent encore quelques gouttes de pluie. Puis elle allume son portable et, sur l’application Snapchat, elle vérifie la position d’une personne et referme le rabat de la coque protectrice. Un homme se mouche bruyamment. La femme assise à côté de moi épluche d’un glissement du doigt de bas vers le haut des pages sur Vinted, j’ai reconnu le concept. Celle qui s’est assise en face d’elle, écouteur dans les oreilles semble regarder l’épisode d’une série. La devanture du Casino sur Fondaudège ressemble à un rectangle orangé et se détache du mur de pierre rénové. À l’intérieur quelqu’un a allumé les lumières. Sur les espaces verts, pétales de roses et pâquerettes cohabitent.

Place de la Bourse, toujours la même personne qui descend et, l’air déterminé, se dirige vers le CCI situé dans l’angle droit. Souvent, elle porte un ensemble costume sobre, ses cheveux noirs coupés au carré volent dans le vent l’espace de quelques foulées, puis elle disparait derrière la porte après avoir composé un code sur un boitier mural. La place est à nouveau vide ce matin, un air frais la traverse.

Il y a ces façades meurtries avec leurs fenêtres anciennement murées qui m’interpellent, me bouleversent, me remuent à l’intérieur. Je m’interroge sur ce ressenti. Et puis, dans la rue de la République, il y a des portails entrouverts du même côté du trottoir, plutôt inhabituel à cette heure. Oubli d’un soir, négligence d’un matin. Une invitation à entrer, à transgresser l’intimité d’un lieu qui semble délesté de son âme. Le tram ferme ses portes sur l’arrêt Barrière du Médoc. Il faisait 14 degrés à mon départ. Je remarque des voyageurs en tee-shirt, d’autres ont revêtu une veste demi-saison, certains plus prudents un vêtement de pluie, le temps instable devrait déclencher des averses dans la journée. Arrêt Fondaudège Museum, un camion déverse un magma de béton qui devrait aider à la restauration et construction d’un bâtiment ancien dont seule la façade en pierre blonde subsiste. Dans le virage qui permet de contourner une partie de la place des Quinconces, je remarque les jets d’eau des fontaines du monument aux Girondins et me demande depuis quand ils sont actifs. En bout de place, non loin du fleuve, une grande roue a pris place pour le temps de la saison estivale.

jrnl|toujours et jamais

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[jrnl|temps passé]

Le gris domine en ce début de semaine et c’est comme le reflet incertain, au petit matin, d’un printemps amputé de ses ciels bleu métal. Le trajet jusqu’au tram embaume de flagrances diverses et l’on reconnait dans un florilège harmonieux celles du jasmin, des roses ou d’arbustes divers. Sur les quais, les jardins débordent de végétaux de toutes espèces et les couleurs ressemblent à une palette de peintre.

Ça fait longtemps que je n’avais pas vu cette jeune femme, toujours assise à la même place dans le carré du tram, sens de la marche, siège côté fenêtre. Cheveux courts, baskets blanches, jeans et JOT framboise, elle était souvent accompagnée d’une femme plus âgée que j’ai pensé être sa mère. Aujourd’hui, elle est seule, visage fermé, air désabusé. Elle ferme les yeux comme si sa nuit avait été perturbée par des ombres inconnues empêchant un repos tant souhaité. Je me souviens qu’habituellement elle transporte avec elle un sac à dos, mais aujourd’hui c’est un sac isotherme bleu clair renfermant son déjeuner. Je descends du tram et la perds de vue.

Au-dessus de la ville, le ciel est une nouvelle fois très voilé, bas, mais on pressent que le bleu pourrait déchirer la brume d’un moment à l’autre. À l’arrêt Quinconces, le conducteur du tram annonce que nous devrons patienter durant un temps qu’il n’est pas en mesure de nous communiquer faute de renseignement. Finalement, nous repartons assez vite.

La ville est là, enveloppée d’un soleil hésitant, mais dans le cœur des citadins, la joie de profiter des jours fériés l’emporte. Sur la place du Palais, des couples dansent, appliqués dans les pas à reproduire, concentré dans l’exécution des gestes, ils tournent, élégants sur des musiques de tango argentin. Puis, rue de la Rousselle quelques tables rondes, des chaises métalliques et des couples se prennent la main, des amis partage un verre et le regard se porte sur Mimil, le personnage mythique du street artiste David Selor, pour toujours et à jamais il régale le passant.

La ville est là encore le lendemain, Bastide et son jardin botanique en pleine floraison aiguise le regard, adoucit les jours de grisaille et enchante le cœur. Un crocher à Dawin et il est temps de rentrer.

jrnl|une minute d’avance

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[jrnl|temps passé]

Ciel gris uniforme, petit crachin et aucun désir d’aller plus loin ce matin. Le tram s’arrête dans un crissement de frein, un bip et les portes s’ouvrent. En début de rame, j’ai repéré cet homme corpulent qui a souvent voyagé à l’arrière dans le carré durant l’hiver. Teint mat et le visage figé, les mains posées sur ses cuisses, son corps s’étale sur pratiquement deux sièges. Parfois, il fermait les yeux, poursuivait sa nuit, se replongeait dans ses pensées sans révéler ce qui le préoccupait à cet instant. 

Assise dans le sens inverse de la marche, je regarde la rue s’éloigner, en fuite, alors que l’avenir se joue dans mon dos. La chaleur m’avait saisie dès l’entrée dans le tram. Déjà la barrière du Médoc, mon corps s’était régulé. Dans la rue, peu de piétons, mais une harmonie de parapluies et de capuches. Il est encore tôt et l’église Saint-Ferdinand présente ses portes fermées, une façade triste noircit par la pollution, alors qu’autour, la pierre blonde a retrouvé toute sa beauté et éclaircit la rue.

Le lendemain, le sang bat dans l’artère du cou, le souffle est court, le tram referme ses portes. Les voyageurs, nez penché sur leur portable, écouteurs dans les oreilles et coupés du monde extérieur, laissent couler sur leur carapace hermétique le paysage extérieur. Je repère un visage qui ne m’est pas inconnu, tête allongée, fine moustache, cheveux courts et bouclés sur le dessus de la tête. Je le retrouverai plus tard avec sa veste en jean fourrée, assis sur un banc en train de vapoter non loin de l’entrée du bâtiment D, souvent penché en avant, les coudes posés sur les genoux, parfois en discussion avec un camarade.

Aux Quinconces, les employés municipaux ont commencé à démonter les baraquements des antiquaires. Ils en auront pour plusieurs jours.

7 heures 44, le train démarre avec une minute d’avance. Sièges 17 et 18 réservés, encore une fois dos à la marche. On traverse la Garonne aux reflets dorés en longeant la Passerelle Eiffel. Il fait beau et le TGV prend de la vitesse. Dans le carré, une famille et deux jeunes enfants aux voix stridentes, plus l’habitude. On longe la Garonne, des résidences en construction, on rentre dans un tunnel et les oreilles se bouchent. Au-dessus le pont d’Aquitaine se détache dans le ciel, puis c’est la zone portuaire, un pré et quelques chevaux, l’autoroute puis la Dordogne à enjamber. Le temps de lire quelques lignes et le ciel devient gris uniforme. À 8 heures 37, Poitiers est derrière nous, un paysage de campagne défile. Le wifi est instable. G. m’envoie un message alors qu’on approche de Vendôme et que je viens de lire son post qui évoque Dalva de Jim Harrison. Déjà, c’est l’entrée en gare Montparnasse, il est 9 heures 57 et il fait beau.

jrnl|la ville comme un aimant

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[jrnl|temps passé]

J’ai décidé d’être de bonne humeur ce matin, non pas que je ne le sois pas en temps ordinaire – il m’arrive parfois d’être envahi de doute et ma vitalité se tarit laissant se propager parfois un état brumeux – et de profiter du ciel bleu encore peu présent ces temps-ci. Le trajet jusqu’au tram me semble plaisant sous ces éclats de lumière bienveillante, la légèreté inonde mon corps.

Sur le bateau je confie à S. au combien j’ai aimé regarder la projection de Dancing Pina la semaine dernière à l’Utopia, comment j’ai été touchée par la grâce et la modernité des chorégraphies, la sensibilité des corps peinant sous le joug des répétitions. Le sujet nous a tenu jusqu’au croisement de la rue Nuyens avec la rue Léonce Motelay, c’est à cet endroit que nos directions divergent, que je poursuis vers l’avenue Abadie en logeant quelques travaux et l’une des extrémités du Jardin botanique.

Nouvelle expérience matinale à 6h55 alors même que je suis pressée, que j’ai déjà marché plus de 300 mètres, dépassé le rond-point de la rue Émile Combe et que je me suis engagée à droite dans la rue Molière, je décide de filmer une partie de mon trajet à pied jusqu’à l’arrêt de tram. Le résultat est loin d’être un succès, l’IPhone est peu stabilisé et mes pas se répercutent dans l’image sautillante. Retenir néanmoins l’idée.

Place de la Bourse, peu fréquentée à cette heure matinale, je descends du tram et remonte les quais en direction de la place des Quinconces. Envie d’aller prendre quelques photos des devantures des bars encore fermés. Plonger le regard à l’intérieur. De l’autre côté de la vitre, c’est un empilement de chaises, des tables rondes au plateau replié sont rangées les unes à côté des autres devant le comptoir. Il y a comme une image forte qui me traverse le corps et l’esprit, c’est un souvenir de la période du Covid, un sentiment que la vie a déserté le lieu, qu’il s’est vidé de son âme.

Le soir, je ferai un détour par le centre-ville, Pey Berland, l’entrée du Palais Rohan, les traces noires sur la pierre blonde et la porte cochère toute en craquelures carbonisées, victime collatérale d’une période tendue. Puis, remonter la rue des remparts, ses boutiques, ses restaurants.

jrnl|les secrets d’un monde à part

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[jrnl|temps passé]

Des jours grignotés par la réalité du quotidien, parasite de l’esprit. Ici, tout suinte de ce qui m’écarte de mes objectifs. Et si ces temps de dérive venaient à me détourner de mon projet, à m’éloigner de cet espace essentiel à mon équilibre mental, à me détacher de l’écriture ? Pourrais-je survivre à ce déferlement insidieux ? Alors que mon regard est entièrement tourné vers des vibrations intérieures, celles qui alimentent la part vitale de ce que je suis, je ne souhaite qu’une chose, poursuivre le chemin entrepris depuis des années.

Un moment de grâce et les images défilent sur l’écran. Ce sont des mouvements du corps à apprivoiser, des respirations saccadées à maîtriser et l’espoir d’une répétition assidue meilleure que les autres. C’est réapprendre la danse pour enfin délivrer sur une scène en bois ou naturelle, au théâtre ou sur une plage en bordure de l’océan, la concrétisation de ces jours de sueur, d’humilité et de persévérance et donner l’impression de toucher du regard les secrets d’un monde à part. 

Et cette voix authentique ou fictive, elle trotte dans ma tête et s’amplifie certains jours, ne change rien à ce que tu es. Était-ce l’écho d’une chimère ou bien de simples paroles attrapées au coin d’une rue à peine captés dans le brouhaha infligé par la foule aux heures de pointe ? Était-ce un état d’absence à soi, de ceux qui vous transportent ailleurs, vers des rivages inconnus ? Était-ce une aspiration inavouée ou une injonction à suivre ?

Ce sont quelques mots déposés dans ma messagerie en début d’après-midi. La promesse d’une rencontre entre deux femmes rattrapées par la mécanique indomptable du hasard (mais existe-t-il vraiment ?), par ce qu’on pourrait pointer comme un signe du destin puisque ça commence par le partage d’une passion, l’écriture, et une fascination à redonner vie à nos anciens et ça se poursuit par une date, la fin de l’hiver puis le réveil à la vie, un chiffre qui sonne dans l’intime de notre chair et puis, il y a un lieu, la ville blanche, comme un appel au lointain, aux origines, au rapprochement. Ce fut une belle rencontre.

Il faisait chaud ce vendredi soir, l’air était gorgé d’humidité. Du monde partout dans les rues, les terrasses des cafés débordaient de vie, de conversations croisées et amplifiées par une atmosphère chargées en électricité. Nous avons étanché notre soif place du Parlement. La bière fraîche régalait nos papilles. Nous avons discuté de tout et de rien, nos paroles s’associaient à d’autres conversations, plus bruyantes, plus expansives. Tout faisait écho sous les immenses parasols. Et puis, nous avons remonté la rue du Pas-Saint-Georges jusqu’à la place Camille Jullian, le restaurant n’était plus très loin. Un temps convivial autour de spécialités japonaises, des mots plus intimes, des échanges familiaux et amicaux, et une promesse entre cousins.

jrnl|convoquer nos souvenirs

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[jrnl|temps passé]

Quelques mots inscrits dans un mail venu de l’autre côté de l’Atlantique et c’est comme un profond déchirement, l’annonce de la maladie de Parkinson, son installation insidieuse aux symptômes tardifs, sa lente progression, les douleurs qui s’installent. Plus de 6500 km nous séparent, un vol transatlantique programmé 9h00 dans le sens est-ouest. Je pense à toi. Mon désir de te rejoindre grandit. Convoquer nos souvenirs égrainés tout au long de nos 40 années d’amitié, ce n’est pas rien. Les occasions de nous retrouver d’un côté ou de l’autre de nos deux continents, l’ancien et le nouveau, égrainées dans le courant de nos vies si différentes. Mais cette nécessité de ne jamais interrompre ce lien qui nous lie depuis que nos chemins se sont croisés un matin neigeux dans la banlieue nord de Chicago.

Retrouver la ville et se demander comment porter un regard différent chaque jour sur son activité, prêter plus d’attention sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle transmet, la redécouvrir sous des aspects plus insolites. Ici, les cafés reprennent du service, le rituel s’impose, les serveurs installent les parasols, alignent les chaises derrière les tables sur lesquelles ils déposent des cendriers argentés. Je marche dans les rues et emprunte un tracé différent, une variation matinale dont Les Quinconces deviennent le point de départ, puis mes pas m’entraînent place de la Comédie, déserte à cette heure, vers la descente du cours du Chapeau Rouge avant d’atteindre le quai Louis XVIII. Il est 7h34, le BatCub m’attend.

Depuis quelques jours, la nature reprend vie, c’est un enchantement de couleurs tendres, d’odeurs sucrées. Glycines, forsythias, pavots, lilas, jonquilles, magnolias, jacinthes habillent la ville, les pâquerettes les pelouses, les pollens virevoltent au gré des vents de saison capricieux. Ressentir au fond de soi cette poussée fabuleuse et la recevoir comme un cadeau.

jrnl|on aurait pu

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[jrnl|temps passé]

On aurait pu partir une semaine, s’évader pour de vrai, prendre le large comme on dit, rouler jusqu’à l’épuisement. On aurait pu longer la côte, s’enivrer des embruns, marcher sur des plages sauvages jusqu’à la nuit profonde et se perdre tout au bout de l’horizon, au point où la mer et le ciel ne font plus qu’un. On aurait pu imaginer que le vent nous aurait murmuré les fins tragiques des histoires oubliées depuis des décennies ou rapporter par bribes les rires des enfants jouant à s’attraper, les conversations des parents à la terrasse d’un café, les silences de ceux qui ne sont plus. On aurait pu, mais on est rentré, rattrapé par les vents forts et les puissantes pluies de saison.

Revenue dans l’antre protecteur de l’ordinaire de la vie, la suite était toute tracée. Ainsi, l’écriture est venue combler un temps qui aurait pu être dédié à une autre respiration, mais les conditions météorologiques en avaient décidé autrement. Ce fut sans regret. L’amorce d’un projet en tout et pour tout reporté.

Le bureau et devant le bureau la fenêtre comme un barrage contre la vie là-bas, une protection. Les heures solitaires et le défilé cadencé des pensées qui se construisent au fil de la journée. Il a fallu agir sur tous les fronts. Écriture en friche. Dire le carnet, alimenter le journal, terminer l’atelier et s’informer du suivant. Retrouver dans ce temps décalé la douceur du temps suspendu, cette bulle de mise à distance de demain, se souvenir de comment c’était avant que la vie ne prenne un autre rythme, celui de l’extérieur, du dehors, du manque de soi.

Demain, les semaines vont encore s’enchainer les unes après les autres. Il va falloir trouver des moments d’extraction au monde et poursuivre le chemin sans trop s’en éloigner.

rt|sur la côte vendéenne, l’île d’yeu

Partir un dimanche de Pâques en début d’après-midi sous un magnifique soleil de printemps. Rouler vers le nord. Les paysages défilent, laissent entrevoir une campagne en pleine floraison. Quelques éoliennes arrêtées, pas de vent. Passer le marais poitevin, bifurquer vers le nord-ouest pour atteindre la côte Atlantique à la hauteur de Saint-Jean-de-Monts. La plage est là derrière la dune. Et au loin, l’île d’Yeu se détache de l’horizon.

Nuit calme dans le van malgré quelques averses. Au matin un peu de vent marin, doux et salé. L’île d’Yeu dans la brume. Petit-déjeuner copieux et le bruit des vagues de l’autre côté de la dune. On laisse le van dans le parking gratuit, on marche jusqu’à l’embarcadère. 10:30, le ferry démarre, puissance des moteurs. Regarder l’océan de haut, se laisser bercer par la houle qui de temps à autre moutonne. Des mouettes joueuses survolent la surface de l’eau. Ecouter ce que l’océan nous transmet dans ces moments suspendus. Faire abstraction des gens qui nous entourent, rentrer en soi, méditer, puis c’est l’entrée dans le port, le retour à la réalité.

Le temps n’est guère prometteur. Nuages gris porteurs de pluie, menace permanente. On marche dans la ville, surtout le long du quai, plusieurs fois, on arpente les rues derrière et on s’arrête boire un verre à l’Equateur, observer la vie s’activer autour de nous. Deux messages envoyés, L. n’arrive pas, pourtant nous avions rendez-vous. Finalement, il nous rejoint. Belles retrouvailles. Visite du fileyeur sur lequel il travaille depuis deux ans. Découverte d’un univers dont on ignore tout. Espace exigu, odeur de carburant mélangée à celle du poisson. Sol mouvant, même à quai. Sol instable demain. Encore une marée et ce sera le désarmement définitif de cette carcasse vieille de quatre décennies. La suite, bruine, entrées maritimes, ciel bas, comme la marée à présent. Baignade des mouettes, vent persistant. Au café, prendre un chocolat chaud.

Au lever du jour, toujours le même temps gris. Nous sortons de l’hôtel à 8 heures, le rendez-vous avait été pris la veille pour le départ de cette ultime marée, prendre quelques photos de la jetée. Le fileyeur quitte maintenant le bassin à flot et se dirige vers un autre quai pour embarquer la quantité de glace nécessaire. L’opération prend un peu de temps puis l’équipage largue les amarres. Nos regards se tournent vers la sortie du port. À petite vitesse, ils sont passés devant nous avant de virer à bâbord et de prendre le large. Toujours émouvant de suivre des yeux un équipage jusqu’à les perdre sur la ligne d’horizon. Nous restons un moment sur la jetée. Je repense à toutes ces femmes, ces mères qui ont vu partir les hommes en campagne de pêche et qui ont attendu leur retour. Je reste là à contempler encore un instant cette masse volumineuse, dans ma propre solitude, vide de L. déjà bien loin de nous, de moi. Tourner le dos à l’océan, poursuivre sa vie, se dire que c’était bien de venir, de vivre ce moment-là.

Puis, nous décidons de louer des vélos et de nous promener sur l’île. Découverte d’un paysage sauvage entre terre et mer. Côte découpée, rocheuse, petites plages enclavées, la pointe des Cordeaux. La brise persiste de ce côté-ci. Instant tonique et vivifiant avant de reprendre le bateau pour rejoindre le continent. Un dernier verre au café du centre cette fois, une crêpe pour la route. Le vent forcit, la mer se creuse, les nuages menacent. Il est temps.

Nous reviendrons pour terminer le tour de l’île du côté du Grand Phare et du Caillou Blanc. Le navire de la compagnie maritime Yeu Continent attend les voyageurs. Un dernier coup d’œil sur le port et dans 30 minutes nous serons rendus à la gare maritime de Fromentine.

jrnl|mur végétal

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[jrnl|temps passé]

Un mur végétal devant moi offert à la vue de tous et un banc pour s’assoir. A peine arrivée, je ressens une petite brise rafraîchissante, bienvenue. La journée fut longue. Les eaux du fleuve se taisent, muettes aux assauts des mouettes. Je remonte le temps et d’un point fixe, le vertige me prends. Il me murmure que l’océan est bien trop vaste, pour venir jusqu’ici. Perte d’équilibre et puis plus rien.

On les localise bien de ce côté de la rive ces repères visuels que sont Saint-Louis des Chartrons, Saint-André associée à la tour Pey-Berland, Saint-Pierre très discrète voire absente, à peine devinée, la flèche Saint-Michel en restauration ceinte d’un échafaudage colossal. En façade, la Porte de Bourgogne, la Porte Cailhau, la Place de la Bourse et plus loin sur la droite, les Quinconces. Cartographie succincte d’une ville bien ancrée dans les strates de son histoire.

Une matinée à regarder de l’autre côté de la vitre, de l’autre côté du bâtiment, de l’autre côté de la ville. La brume comme un voile de protection s’est levée et de ce fait a libéré la vue sur un quartier en devenir.

Traverser le pont de Pierre un matin quand le jour peine à se lever et écouter les bruits de la ville de chaque côté des deux rives. Interférences sur la ligne. Je marche d’un bon pas, l’arrière-plan est net. Une autre fois, j’avais traversé moins vite. Sur le pont de chemin de fer, un train passe d’une rive à l’autre et, jouxtant la voie, la passerelle Eiffel enjambe encore la Garonne.

Stalingrad, c’est l’autre côté, le quartier Bastide sur lequel veille en conquérant un grand fauve bleu doux. Décalage contemporain sur fond de bâtisses plus anciennes alors que dans le repli de la mémoire quelque chose recule, le soir tombe et tous les arbres de la place épousent les formes de l’oubli.

jrnl|revivre les nuits matinales

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[jrnl|temps passé]

Faire le saut d’une heure en avant et revivre les nuits matinales. Marcher dans les rues redevenues sombres pour quelques jours encore. Dérèglement de l’horloge interne, sommeil perturbé, réveil brutal. Et le soir, ne jamais vouloir en finir.

Dans son regard humide se lit la lassitude, la fatigue. Le visage fermé, elle évolue chaque jour un peu plus au bord du précipice et un jour, le corps flanche, appelle à l’aide. Envie de se recroqueviller dans un recoin perdu de sa vie, asséchée par un vent de poussière de sable chaud venu du Sahara. 

Place de la Bourse, une petite voiture municipale de nettoyage humidifie le sol et nettoie les pavés de ses rouleaux rotatifs en formant des ronds autour de la fontaine.

Un monde à part souvent évoqué, peu connu. Si loin de notre quotidien et tellement ancré dans la réalité des fais divers. La science du crime à l’affiche. En sortant, la rue se rappelle à nous, mais c’est un autre espace qui s’est ouvert. Les images se superposent, les mots se percutent, les questions fusent. 

Les terrasses des cafés ne désemplissent pas. Bruits de conversation, rires, odeurs de fumée de cigarette, il fait doux. C’est un moment de détente, celui du happy hour. Profiter d’être en ville pour rentrer dans la librairie, celle qui donne sur la place et ressortir avec un livre édité chez La fosse aux ours…

Qui pourrait croire que ce sont des petits grains de bonheur au goût subtil et délicat?

C’est une journée de giboulée, nuages épais, pluies fortes et averses de grêle, rafales de vent violentes puis éclaircies. Les grêlons s’écrasent sur les vitres, fond sonore de castagnettes. L’eau ruisselle sur les tuiles, puis un rayon de soleil viendra sécher les sols trempés.